Les mains sur le gouvernail, Shaheen scrutait le ciel avec attention. Autour de lui, ses hommes s'appliquait à faire manœuvrer le navire, eux aussi concentrés sur leur tâche. Cela faisait une bonne heure qu'ils avaient pénétrés dans l'Océan Central, à la poursuite d'un vaisseau pirate repéré un peu plus tôt dans la journée. Ceux-ci, en les apercevant, avaient immédiatement prit la fuite et ils les avaient prit en chasse jusque dans cette zone dangereuse. Malheureusement, ils avaient dû dévier de cap à cause du passage d'un cyclone et les criminels en avaient profité pour prendre de la distance ; depuis, ils les avaient perdus de vue.

"Qu'est-ce qu'on fait, capitaine ? Le soir va bientôt tomber."

Le capitaine en question n'hésita qu'un bref instant. Il n'avait jamais été quelqu'un de très zélé, et laisser ces pirates s'échapper ne provoquait en lui aucun sentiment de remords. La sécurité de son équipage était prioritaire, quoiqu'il arrive.

"On abandonne la poursuite."

Il avaient encore le temps de quitter cette partie du ciel avant l'arrivée de la nuit. Il n'aimait pas s'y attarder plus que nécessaire, étant donné les risques que représentaient la navigation dans une telle zone. Quelques ordres fusèrent, et le navire changea de cap. Maintenant, il s'agissait d'être prudent. Ce n'était pas le moment de périr dans un des nombreux cyclones qui parcouraient ce ciel.

Au bout d'une dizaine de minutes sans incident notable, la vigie signala la présence d'un navire amarré à une île-refuge. Shaheen plissa les yeux, et l'aperçut effectivement. L'équipage semblait être en difficulté. De ce qu'il pouvait en voir à cette distance, leurs voiles étaient en lambeaux, et il était presque certain que d'autres dégâts seraient visibles s'il se rapprochait encore. Ils avaient sûrement dû réchapper de peu à un cyclone. Au vu de l'état de leur navire et du lieu dans laquelle ils se trouvaient, ils ne feraient sans doute pas long feu s'ils ne faisaient pas les réparations nécessaires dans de brefs délais.Sans hésiter, Shaheen donna l'ordre de mettre le cap sur l'île-refuge. De l'aide leur serait sans doute précieuse, si ce n'était indispensable dans une telle situation. C'était une chance qu'ils se soient trouvé sur leur chemin.

En s'approchant, il se rendit compte que le navire ne lui était pas inconnu : il lui semblait l'avoir déjà aperçu au port de Zealyv, même s'il n'en avait pas retenu le nom. S'il ne se trompait pas, il appartenait à un corsaire au service du Duc d'EvElvanthyell. Dans ce cas, peut-être que les dégâts qu'ils avaient encaissés n'étaient pas dû à un cyclone, mais à un affrontement avec des pirates qui aurait mal tourné pour eux...à moins qu'il ne s'agisse des deux à la fois.

Ils s'amarrèrent à une cinquantaine de mètres de l'autre navire. Sans attendre que ses marins terminent d'installer le pont d'embarquement, Shaheen sauta souplement à terre depuis le bastingage, usant distraitement de son pouvoir, et se dirigea sans perdre de temps vers celui que sa mémoire désignait comme le capitaine. Il l'avait déjà aperçu de loin. Il faut dire qu'il y a un an, la soudaine nomination d'un pirate condamné à mort au poste de capitaine corsaire par le représentant de l'archipel avait fait du bruit, au port de Zealyv. Il ne prêtait pas vraiment attention aux commérages - d'ailleurs, il ne connaissait même pas son nom - mais il avait une bonne mémoire visuelle, et il avait retenu ce visage fin, ces yeux profondément bleus, ces cheveux dorés, ainsi que cette allure élégante.  
"Contrairement à moi", songea Shaheen, vaguement amusé. En effet il n'avait probablement pas grand chose d'élégant - tel qu'il l'était maintenant, il n'avait pas l'air d'un capitaine, et encore moins d'un noble. Il était vêtu comme aurait pu l'être n'importe lequel de ses marins : une chemise ample de couleur blanche, une épée pendue à la ceinture, un pantalon noir simple et des bottes de cuir qui avaient certainement connu de meilleurs jours. Seul son gant de fauconnier, qui se devinait parfois derrière les plis de sa manche, lui apportait un caractéristique vestimentaire distinctif, et il n'avait rien de particulièrement noble. Mais il préférait se vêtir de manière simple quand il était en ciel, même si c'était pour beaucoup étonnant au vu de sa classe sociale.  

"Shaheen de Fallones, capitaine du Pélerin, pour vous servir", se présenta-t-il d'un ton léger. "Nous avons remarqué l'état précaire, de votre navire, et j'ai pensé que notre aide serait la bienvenue, surtout dans un endroit comme celui-ci. L'acceptez-vous ?"

Il se tourna alors vers le navire aux voiles déchirées, sans attendre la réponse.

"Un cyclone, j'imagine ?"

Foncer sur un cyclone avec un navire déjà endommagé par une attaque pirate ? Un fin sourire vint jouer sur ses lèvres, tandis qu'il se mettait à considérer l'homme d'un autre œil. Il en connaissait peu, des types qui auraient été capable de tenter une telle manœuvre dans ces conditions plus que défavorables - et qui plus est, de réussir leur coup. Certes, peu d'options s'étaient de toute manières présentées à lui et leur survie s'était jouée de bien peu, mais c'était le genre de plans à risques qui attiraient son respect. Cet ancien pirate en avait dans le ventre, c'était certain ; et Shaheen appréciait ça.  

"Vous avez du cran, Ismaël. Il fallait des tripes pour prendre une décision pareille, et elle a sans nul doute sauvé votre vie et celle de votre équipage. Nous vous prêterons ce dont vous avez besoin pour réparer votre navire, et vous pouvez compter sur mes hommes pour renforcer votre main d’œuvre. Notre médecin de bord peux également vous apporter son assistance si vous avez besoin d'aide pour vous occuper de vos blessés", rajouta-t-il en songeant que le médecin du Némésis n'avait peut-être pas échappé à la mort.

Ils avaient sans doute essuyé de lourdes pertes, et tous ses hommes ne s'en étaient probablement pas tirés sans blessures, aussi une aide humaine en plus d'une aide matérielle ne leur serait-elle pas de trop pour retaper leur navire. Il voulu dresser mentalement la liste du matériel de réparation et de pièces de rechanges dont le Pélerin disposait, mais son charpentier était bien plus au faite de ces choses-là que lui étant donné qu'il le laissait gérer l'achat de ce genre de ressources. Shaheen se tourna donc cette fois-ci vers son propre bâtiment. Il constata avec un sourire que l'artisan était déjà descendu sur l'île avec quelques autres membres de son équipage et le héla. Il s'agissait d'un homme plutôt petit, dans la quarantaine, qui faisait déjà parti de son équipage dans le temps de son père. Une longue balafre lui cisaillait la joue, vestige d'une lame pirate qui avait bien failli lui ôter la vie il y a quelques années de cela. C'était un gars assez rude, mais dont l'efficacité n'avait jamais été à remettre en question. Une fois qu'il se fut approché, il lui expliqua la situation en quelques mots, puis se tourna à nouveau vers Ismaël.

"Je vous présence Bregal, mon charpentier", dit-il alors que l'homme en question inclinait brièvement la tête. "Quand vos hommes auront terminés de recenser ce qu'il vous manque, qu'ils s'en réfèrent à lui. Comme je vous l'ai dit, nous vous prêterons tout ce que nous sommes en mesure de vous donner."

Bien sûr, ce n'était pas un don. Shaheen ne faisait pas la charité, et le duc d'Eventhyell était suffisamment riche pour pouvoir leur rendre le coût du matériel de réparation qu'ils donneraient à l'autre navire. Évidemment, il n'exigerait rien de plus que le montant du remboursement en lui-même : l'idée de lui demander une "compensation" en évoquant les risques qu'il prenait en rendant ce service le répugnait au plus haut point, même si d'autres ne se seraient certainement pas gênés pour profiter de la situation.
Cependant, il était vrai que se séparer d'une partie de ces matériaux le mettrait dans une position délicate s'ils rencontraient un navire pirate dans les prochains jours et qu'ils avaient à subir certains dégâts. Il allait devoir écourter la durée de leur séjour en ciel afin de minimiser les risques, et retourner à l'archipel pour se réapprovisionner sitôt que le Némésis serait en état d'appareiller. Une idée lui traversa alors l'esprit.

"Que diriez-vous de faire le chemin du retour vers Zealyv ensemble, une fois que votre navire pourra mettre les voiles ? proposa-t-il en caressant distraitement son bouc, signe qu'il réfléchissait. "Je doute que vous et votre équipage soyez en état de faire face à une nouvelle confrontation avec des pirates, et moi-même, je préfèrerais éviter par prudence les rencontres de ce genre étant donné que je vais me délester d'une bonne partie de mon matériel de réparations. Deux navires corsaires naviguant côte à côte devrait se révéler assez dissuasif pour garantir notre sécurité."

Il songea alors qu'il ne lui avait pas parlé du fait qu'il le connaissait déjà de vue, et qu'il trouverait donc peut-être étrange qu'il sache qu'il vivait à Zealyv alors qu'il ne l'avait pas mentionné...même si, étant donné son passé de pirate, il se pouvait qu'il ne s'agisse pas de son archipel d'origine.

Apparemment, son médecin de bord était dans un état fâcheux. Au moins était-il vivant - cependant, si rien n’était fait, cela ne serait de toute évidence bientôt plus d’actualité. Tout en assurant à Ismaël qu’il comprenait l’importance de cette priorité, Shaheen se tourna vers son navire et avisa  notamment le groupe d’homme qui en était descendu. Son propre médecin en était. Leurs regards se croisèrent, et un simple mouvement de tête de la part du capitaine suffit ; l’autre se dirigea sans perdre de temps vers le Némésis. Le connaissant, il l’aurait d’ailleurs sans doute fait même sans qu’il ne le lui demande. N’ayant pas de doute quand au fait que les membres de l’autre équipage se chargeraient de le guider, le corsaire reporta son attention sur Ismaël. La façon dont il lui avait dit n’être pas encore prêt à mourir l’avait intrigué. Sur le moment, bien sûr, cette phrase l’avait fait légèrement sourire ; elle relevait de l’évidence, d’autant plus que si le blondinet avait choisit de devenir corsaire pour échapper à une condamnation à mort, cela signifiait logiquement qu’il était déterminé à s’accrocher à la vie. En fait, à la réflexion, il ne savait même pas pourquoi ces mots en particuliers avaient retenus son attention. Peut-être le ton particulier sur lequel il les avait dis, ou bien une certaine lueur dans son regard ? Il se dispensa de commentaire, ayant des affaires plus importantes à traiter avec lui ; cependant, cette phrase continua de trotter dans un coin de sa tête.

Dans un premier temps, Ismaël ne réagit pas à sa proposition de faire route ensemble. Il avait l’air surpris, et le Chevalier songea que c’était sûrement en rapport avec le fait qu’il connaisse l’archipel  de son employeur alors qu’il ne l’avait pas mentionné. Après tout, il ne voyait pas ce que cela pourrait être d’autre, puisque ce qu’il lui proposait était loin d’être dénué de sens – c’était même parfaitement logique, compte tenu de la situation. Mais son interlocuteur ne tarda pas à s’expliquer, et ce fut à son tour d’être surpris : l’autre était tout simplement étonné qu’il lui ait demandé ça tout en sachant qu’il s’agissait d’un ancien pirate. Il acceptait toutefois  volontiers son offre. Après deux secondes de léger flottement,  Shaheen ne put retenir un rire.

«  A la bonne heure ! Ancien pirate ou non, je serais bien stupide de mettre de côté une alternative qui nous arrangerait tous les deux. Mon équipage est en partie composé de pirates reconvertis, et la cohabitation à bord serait assez malaisée si je les traitais différemment des autres hommes, ne croyez-vous pas ? Alors je ne vous traiterais pas différemment non plus. Ce n’est pas comme si un demi-tour vous était encore possible, après tout. »

Bien sûr, cela ne signifiait pas qu’il serait capable de lui accorder toute sa confiance. Shaheen partait du principe qu’un homme ayant trahit une fois le referait si jamais cela pouvait faire tourner la situation à son avantage.  Mais de là à le mépriser et refuser le moindre échange avec lui, il y avait quand même une marge. Certes, il avait conscience que sa manière de penser se démarquait des autres corsaires, et encore plus des autres nobles ; cependant, pour lui qui ne haïssait pas les pirates et qui avait grandi parmi de nombreux marins qui l’avaient été autrefois, ceci lui était parfaitement naturel. Sympathiser avec d’anciens criminels ne lui posait aucun problème de conscience particulier. Évidemment, il n’approuvait pas les agissements des pirates – comment le pourrait-on,  quand on savait de quoi il était question ? Mais il ne pouvait entièrement les juger sans savoir la vie qu’ils avaient menée, et les circonstances qui les avaient poussés à devenir ce qu’ils étaient. Après tout, ils n’étaient pas des monstres, mais bel et bien des hommes.

Bregal s’était éclipsé à la suite de la jeune femme qu’avait appelée Ismaël. Il faisait entièrement confiance à son charpentier pour gérer le prêt de matériel et pour organiser les réparations de la manière la plus efficace possible dans un minimum de temps. De même, il savait que son médecin ferait tout ce qu’il était en pouvoir de faire pour soigner les blessés de l’autre équipage. La seule chose qui le préoccupait encore un peu, c’était de savoir combien de temps exactement ils allaient rester coincés sur cette île, mais Bregal ne tarderait sans doute pas à lui faire parvenir un rapport avec ses estimations.  C'est donc l'esprit tranquille que Shaheen sourit à nouveau à l'autre capitaine.

« Le soir commence à tomber », fit-il remarquer en désignant le ciel qui s’assombrissait. «Je pense que les réparations attendront demain. Avez-vous déjà dîné ou puis-je vous inviter à partager mon repas ?»

Sa dernière réplique fit naitre un léger sourire sur ses lèvres. Évidemment, quand on était au service d’un homme tel que le Duc d’Elvanthyell, il valait mieux prendre garde au moindre de ses actes. S’attirer sa rancune n’était pas un risque à prendre à la légère, et bien imprudent serait celui qui oserait le trahir. Mais, il en était persuadé, cela ne rendait pas non plus la chose impossible. Les hommes n’étaient pas toujours des êtres raisonnables. Le sourire de Shaheen s’assombrit légèrement, même si cela ne dura qu’un bref instant. Lui-même avait conscience d’être capable de tout, même du pire, pour sa fille. Si elle était en danger, il serait prêt à sacrifier non seulement sa propre vie, mais également celle des autres. Cependant, ce n’était pas quelque chose auquel il aimait penser. Cette part de lui-même l’effrayait, d’autant plus qu’il ne parvenait à s’en sentir réellement coupable. Si Ismaël ne possédait rien qui vaille la peine d’en arriver à de telles extrémités, alors d’une certaine manière,  il valait mieux s’en réjouir.

-  Détrompez-vous, je m’intéresse toujours à l’opinion de mes pairs, lui sourit-il en chassant ses sombres pensées.  Sachez que de toute manière, j’éviterai de vous juger par rapport à votre passé. Les actes présents ont à mes yeux beaucoup plus d’importance, et celui que vous venez d’accomplir avec vos hommes n’a pas attiré mon mépris, mais mon respect.

Quand Ismaël accepta son invitation à dîner, le sourire de Shaheen s’élargit. Il avait, à vrai dire, l’habitude de prendre son repas avec son équipage ; c’était selon lui bien plus plaisant et convivial que de rester seul dans sa cabine, et ça lui permettait de rester proche de ses hommes. Il faisait de temps en temps  des exceptions, comme par exemple quand il souhaitait parler à un membre de son équipage en tête à tête ou quand il ressentait un besoin de solitude, mais la situation présente, à savoir inviter un membre d’un autre équipage à partager sa table, était bien plus rare.  Enfin, après tout, les circonstances étaient elles aussi peu courantes. Et il avait envie d’en apprendre un peu plus sur ce blondinet qui attisait légèrement sa curiosité.
Blondinet qui lui proposa d’ailleurs d’apporter une bouteille de son propre navire, ce qui ne fit que renforcer le sourire de Shaheen. Il avait toujours été un grand amateur de vins.

- Je serais ravi de la partager avec vous, lui assura-t-il. Rejoignez-moi sur le pont de mon navire tout à l’heure, dans ce cas.

Il s’éloigna donc après un dernier salut et revint sur le Pèlerin. Il alla d’abord prévenir son cuisinier qu'il recevait le capitaine de l'autre équipage et qu'il lui fallait préparer une part supplémentaire. En y songeant, la proposition d’Ismaël était plutôt bien tombée, puisque cela lui laissait le temps de s’occuper de son faucon qui avait été jusque là enfermé dans sa cabine. Il était l’une des raisons pour lesquelles il aimait peu s’aventurer dans l’Océan Central pour de longues durées : à cause des courants violents et des nombreux cyclones, il ne pouvait se permettre de le laisser voler librement. Toutefois, il le laissait sortir chaque fois qu’ils s’arrêtaient sur une île-refuge, car ce n’était pas non plus le genre d’animal qu’on pouvait garder longuement enfermé.  Il attrapa quelques morceaux de viande crue, trouver des proies étant bien évidemment impossible pour son oiseau dans de telles conditions climatiques, puis se rendit dans sa cabine.

Celle-ci était assez spacieuse, mais gardait un esprit de simplicité. Fixés au plancher ou aux murs, les meubles, bien que de belles factures, n’étaient pas extraordinairement luxueux. Le bois clair et les quelques tentures rouges et dorées suspendues au mur contribuaient à apporter une atmosphère chaleureuse à la pièce. Une large bibliothèque occupait tout un pan de mur, remplie de livre divers et variés qu’il se plaisait à lire ou relire durant ses soirées, notamment quand il était prit d’insomnies. Le seul tableau qui ornait la pièce était un portrait de famille le représentant lui, feu sa femme, et leur fille, qui n’avait alors que trois ans. Il s’agissait d’une copie d’un tableau plus grand, qui se trouvait dans son manoir à Zealyv, et son regard s’y attardait toujours avec nostalgie.
En le voyant entrer, Farh quitta immédiatement son perchoir pour venir se poser sur son bras avec un cri de mécontentement. Shaheen éclata de rire, puis revint sur le pont du navire tout en le nourrissant.  Quand il eut terminé, il le laissa s’envoler et le suivit du regard avec un sourire. Il n’irait de toute manière pas bien loin, ayant été dressé à ne pas s’éloigner du navire dans ce genre de zones tumultueuses, mais il avait bien besoin de se dégourdir les ailes.
Ne lui restait désormais plus qu’à attendre Ismaël.

HRP:

Lorsqu'il déclara toujours s'intéresser à l'opinion de ses pairs, je lui souris en retour, pour le remercier de cette déclaration. Oh, j'aurais pu lui répliquer que l'immense majorité des hommes, s'ils avaient été à sa place, ne m'auraient pas considéré comme un pair... Que ce soit par mon origine roturière ou mon passé de pirate, ils m'auraient jugé inférieur, et m'auraient témoigné le mépris que j'avais tellement l'habitude d'affronter. Même de la part de mon employeur, d'une certaine manière. Mais ce n'était pas bien important. L'opinion des autres ne m'importait guère, tant que je pouvais, moi, m'en sortir...

"Dans ce cas, capitaine, peut-être vous expliquerai-je ce que je pense de ma situation. Non que cela soit d'une grande utilité, mais mettre des mots sur nos pensées et nos sentiments peut être parfois bénéfique. Si m'écouter n'est pas trop vous demander, bien évidemment ?"

Le fait qu'il soit devenu corsaire indiquait qu'il n'était pas un noble de très haut rang, mais... Dans tous les cas, je n'avais pas envie de me mettre un noble à dos. Dans la mesure du possible, je préférais même éviter de fâcher qui que ce soit, par principe et par prudence. Il y avait déjà bien assez de gens qui voulaient ma mort pour que j'évite d'en rajouter encore quelques uns...

Shaheen accepta ma proposition de lui ramener une bouteille de vin, avec un sourire communicatif. Quelque chose me disait que c'était un vrai sourire, sincère, non pas comme celui avec lequel je masquais toutes mes émotions, celui qui rampait en permanence aux coins de mes lèvres. Parfois, j'avais l'impression que ce sourire, si naturel en permanence, était un parasite qui allait finir par me dévorer...

Je chassai cette pensée de mon esprit et m'inclinai légèrement devant le corsaire pour prendre congé de lui - momentanément, bien évidemment. Je... l'appréciais, pour autant que je puisse apprécier quelqu'un. Il ne m'était pas antipathique, loin de là, sans que je ne parvienne bien à comprendre pourquoi. Peut-être parce qu'il me traitait réellement comme si j'étais son égal, comme si rien ne nous séparait...

Je retournai sur le pont du Némésis, en profitant pour prendre des nouvelles de la réparation du navire. Visiblement, cela ne serait pas excessivement long. La coque n'avait que peu de gros dégâts, de dégâts qui nous empêcheraient de naviguer si nous ne les réparions pas. Seuls, le plus gros problème serait venu des voiles, mais puisque Shaheen nous fournissait ses voiles de rechanges... A présent, j'en avais la certitude, nous allions nous en sortir. Je saluai mes hommes, les informant que je serais sur le Pèlerin si jamais ils avaient besoin de moi, puis je passai dans ma cabine.

Effectivement, il me restait quelques bouteilles de vin. Deux. Dont une seule qui me venait du duc d'Elvanthyell. Ce fut bien évidemment celle-là que je pris. Je ne m'achetais jamais du vin d'aussi bonne qualité, même si je ne me contentais pas d'une vulgaire piquette non plus... En règle générale, de toute manière, j'essayais d'éviter de tomber dans le luxe. Au cas, fort improbable, où je finisse par quitter la situation qui était la mienne...

Ma bouteille à la main, je quittai mon vaisseau pour monter sur celui du capitaine de Fallones. Celui-ci se trouvait sur le pont, comme il me l'avait dit, et je m'avançai vers lui, mon sourire revenant se fixer sur mes lèvres. Même s'il était... un peu moins faux qu'à l'accoutumée, tout en ayant la même apparence. L'idée de manger avec lui, plutôt que seul dans ma cabine ou seul au milieu de mes marins, me plaisait, je devais bien l'avouer.

"J'espère ne pas avoir trop tardé, capitaine, j'ai profité d'être sur le pont de mon navire pour prendre des nouvelles des réparations à effectuer. Le Némésis pourra à nouveau voler dans la journée de demain, si tout se passe bien."

Mon hôte de ce soir me conduisit dans sa cabine. L'ambiance... chaleureuse, il n'y avait pas d'autre mot, qui y régnait me frappa immédiatement. Rien à voir avec ma propre cabine, qui était bien plus... impersonnelle. Oh, je m'y sentais bien, mais rien ne la différenciait de la cabine d'un autre capitaine. Ou de celle de mon second, par exemple. Je n'avais pas ressenti le besoin de m'y installer réellement. Mon regard erra quelques secondes sur un tableau représentant la famille du noble. Famille... Mon regard se perdit dans le vague l'espace de quelques secondes, avant que je ne me reconcentre sur la situation présente.

"Votre cabine est vraiment... à votre image, capitaine de Fallones. Et c'est un compliment, à mes yeux."

J'évitai d'évoquer sa famille, directement ou indirectement avec le tableau. Je n'avais pas envie d'avoir des questions sur la mienne en retour. Ce n'était... pas particulièrement le genre de choses dont j'avais envie de parler avec lui. Peut-être cela aurait-il fini par faire naître le mépris dans ses yeux, et je n'y tenais pas. A la place, je lui tendis la bouteille de vin que j'avais apportée.

"Et voilà ma contribution à notre repas. Typique d'un pirate, d'apporter de l'alcool, n'est-ce pas ?" déclarai-je en plaisantant, mon sourire se teintant d'amusement.

En voyant Ismaël venir à sa rencontre, la bouteille promise à la main, Shaheen eut un sourire et attendit qu’il s’approcha de lui. L’annonce concernant l’état du Némésis le réjouit sincèrement, et fit disparaitre les quelques inquiétudes qu’il avait sur le sujet. Si le navire serait bel et bien en état d’appareiller le lendemain, alors cette nuit serait la seule qu’ils auraient à passer dans l’Océan Central.

« Excellente nouvelle ! Ne vous inquiétez pas, vous ne m’avez pas fait attendre. J’avais moi aussi des choses à faire de mon côté.»

Il l’invita à le suivre et le conduisit dans sa cabine. Une fois arrivé, il garda le silence, voyant qu’Ismaël observait les lieux. Il remarqua que son regard s’attardait sur son tableau de famille, mais comme il ne lui posa aucune question à ce propos, Shaheen ne fit pas de commentaire. Il ne souhaitait pas se montrer indiscret en évoquant un sujet potentiellement sensible. Cela ne l’empêchait toutefois pas d’être curieux : lsmaël avait-il une famille ? Étant donné sa condition, il doutait fort qu’il soit marié, mais peut-être avait-il encore ses parents, ou bien des frères et sœurs. Si c’était le cas, les relations qu’il avait avec – si relations il y avait - ne devaient pas être faciles. Il tenta un instant d’imaginer ce qu’il ressentirait si sa fille devenait un jour une criminelle, mais cela lui paraissait trop incongru pour qu’il y parvienne. Il se rendit alors compte qu’il ignorait toujours l’archipel d’origine de l’autre corsaire ; peut-être sa famille se trouvait-elle loin de Zealyv ? Enfin…de toute manière, ça ne le regardait pas.

Sa remarque quand à sa cabine le fit doucement rire.

« Ce n’est pas quelque chose que j’entends souvent, mais puisque c’est un compliment, je vous en remercie.  Et ne soyez-pas si formel, appelez-moi Shaheen. »

Après tout, il ne se gênerait pas pour l’appeler Ismaël, alors autant que cela aille dans les deux sens. Il n’était pas vraiment à cheval sur les formalités, surtout quand il s’agissait d’un simple dîner amical de ce genre. Il prit la bouteille que lui tendait l’ancien pirate et eut un sourire amusé à ses paroles.

« Ce n’est certainement pas moi qui vais m’en plaindre ! Installez-vous, je vous en prie» , fit-il en désignant une chaise.

La table avait déjà été mise, sûrement par ordre du cuisinier. Il se saisit du tire-bouchon qui avait été posé sur la table et ouvrit la bouteille de vin, tout en jetant un coup d’œil appréciateur au domaine d’où elle provenait. Peu surprenant qu’elle provienne de la réserve du Duc…il connaissait son prix, et également sa qualité. Il servit tout d’abord Ismaël avant de remplir son propre verre, puis s’assit face à lui.

 « Au fait, tout à l’heure, vous aviez parlé de m’expliquer ce que vous pensez de votre situation actuelle. Je serais ravi de vous écouter. »

En effet, il était assez curieux de connaitre son opinion sur le sujet. Il discutait de temps à autres avec des membres de son équipage qui avaient été autrefois pirates, mais peu lui parlaient de leur ressenti vis-à-vis de leur situation. Il ne leur posait pas lui-même la question, car la plupart n’aimaient pas parler de leur passé.  Il trouvait donc intéressant d’entendre Ismaël s’exprimer à ce propos. D’autant plus que ce n’était pas une chose dont l'ancien pirate devait souvent avoir l’occasion de parler ; comme il l’avait fait remarquer lui-même quelques instants plus tôt, cela lui serait peut-être bénéfique.

Quand il l’invita à l’appeler par son prénom, l’autre sembla étonné, ce qui n’avait rien de surprenant au vu de leur différence de rang. Shaheen ne put retenir un sourire amusé quand son interlocuteur lui interdit de prétendre qu’il ne lui accordait là aucun honneur – chose qu’il s’apprêtait bien évidemment à affirmer. Mais son sourire fut bref. L’élite de la société, hein… ? Bien sûr, Ismaël avait raison. La majorité des nobles méprisaient les classes sociales inférieures à la leur. Cependant, comment lui-même aurait-il pu mépriser des personnes dont le rang aurait dû en vérité être supérieur au sien ? Il était né d’une esclave. Si son père ne l’avait pas reconnu comme son fils et s’il n’avait pas choisi de camoufler l’affaire, il n’était pas difficile de deviner quel aurait été son destin. Shaheen n’était pas un noble comme les autres, mais il avait des raisons de ne pas l’être. Cela ne venait pas d’une ouverture d’esprit innée ou d’une bonté naturelle particulièrement grande, comme certains pourraient le croire. Après tout, qui savait quel genre d’homme il serait devenu si, alors qu’il n’était qu’un enfant, la femme de son père ne lui avait pas révélé ses origines ? Ce n’est que là qu’il avait commencé à porter un regard différent sur le monde qui l’entourait et à remettre en question ce système de différences sociales.
Bien que personne ne l’ais jamais entendu s’exprimer ouvertement sur le sujet. Il n’avait pas l’âme d’un rebelle.

La première partie de la réponse d’Ismaël ne l’étonna que par sa sincérité. Ce n’était pas le genre de chose que l’on confiait à la légère, surtout à quelqu’un qu’on venait à peine de rencontrer. Mais il n’était pas choqué, car même si leur situation n’était pas tout à fait semblable et qu’il n’irait pas jusqu’à dire qu’un massacre lui serait complètement indifférent, leurs points de vues se ressemblaient. Il ne trouvait aucun mérite dans son métier et ne ressentait ni haine, ni pitié envers les pirates. Leur mort était tout simplement son gagne-pain, tout comme le pillage de navire était le leur. Au fond, l’un valait-il réellement mieux que l’autre ? Il ne prétendait pas faire régner la justice ; il gagnait simplement sa vie.
 
La seconde partie de son discours, en revanche, l’ébranla. Il avait abandonné sa mère avec un cadavre sur les bras ? Que voulait-il dire par là ? Étais-ce arrivé lorsqu’il n’était qu’un enfant ? Il ne se permettait pas de le juger sur ce point, puisqu’il ignorait tout des circonstances qui l’avaient amené à faire ça, mais il aurait souhaité savoir quel genre d’enfance avait-il vécu pour en arriver là. Sa mère était-elle seulement en vie ? Il supposait qu’Ismaël lui-même devait l’ignorer.
Quand au reste de ce qu’il lui raconta…il avait trahit pour avoir la vie sauve, ce qui n’avait rien d’étonnant puisqu’il connaissait sa condition d’ancien pirate. Par contre, qu’il lui avoue sans détours qu’il ne ressentait pas le moindre remords vis-à-vis de ses actes passés le surprit à nouveau. Décidément, cet homme était franc. L’aurait-il dit en public ou bien confié à quelqu’un d’autre que lui, un tel discours aurait pu lui apporter nombre d’ennuis.

Quand il eut terminé sa tirade, Shaheen laissa passer un long silence. Il observait Ismaël, qui lui, évitait son regard. Le noble le regarda soupirer une première fois, puis une deuxième, sans faire de commentaire. Il remarqua que l’ancien pirate ne souriait plus, alors que cela avait été le cas durant la majeure partie de leur rencontre. Il paraissait maintenant si…fatigué. Peut-être lassé de cette existence jonchée de fuites et de trahisons ?
Il se demanda s’il appréhendait sa réaction. S’imaginait-il qu’il le considèrerait désormais avec dégoût ? Et pourtant, il lui avait confié ceci en parfaite connaissance de cause. Était-il simplement quelqu’un de sincère, ou bien… ?

« Vous vous attendez à ce que je vous traite de monstre, n’est-ce pas ? »

Il prit lentement une gorgée de vin, et se fit la réflexion que ce dernier était vraiment bon. Il sentait toutefois que ce n’était guère le moment approprié pour en faire la remarque.  

« Vous faites ce que vous avez à faire pour survivre », reprit-il. « Qui peut vous en blâmer ? Oh, je pourrais très bien vous parler de principes, mais ce ne serait que de l’hypocrisie. Mourir ne vous aurait rien apporté, après tout, et si je ne sais si je serais capable de tout pour préserver ma propre vie, je n’ai en revanche aucun doute sur le fait que je trahirais n’importe qui s’il s’agissait de sauver celle de ma fille. Alors je n’ai pas à vous juger. J’ignore quelle a été votre enfance, et je ne vous demanderais pas de me la raconter si vous ne le souhaitez pas. Mais vous avez la volonté de vivre, et ce n’est certainement pas quelque chose que j’irais vous reprocher. Et puis, comme vous m’avez confié votre opinion, je peux bien vous le dire : personnellement, le sort des pirates m’indiffère. Je ne ressens aucune fierté en les éliminant, car il n’y a aucune fierté à avoir. C’est notre métier, rien de plus ;  inutile de s’embarrasser de considérations morales quand on gagne sa vie en détruisant celle des autres. Mais dites-moi, Ismaël… »

Il reposa son verre de vin. Il était rare qu’il se montre aussi sérieux et qu'aucun sourire ne vienne jouer sur ses lèvres.

« Si mon navire n’était pas arrivé sur cette île-refuge et que vous aviez été dans l’incapacité de repartir…si la trajectoire d’un cyclone avait croisé votre position et que vous aviez vu votre mort arriver, à ce moment, n’auriez-vous vraiment eus aucun regret vis-à-vis de votre existence ? Je ne parle pas des choses que vous avez faites, mais de celles que vous auriez pu faire. Cette vie sans attaches vous satisfait-elle vraiment ?»

Il était évident que ses mots avaient atteints son vis-à-vis. Au fur et à mesure de ses paroles, il eut comme l’impression de voir un masque se fissurer : lui qui n’avait montré jusque là que des expressions neutres ou affiché des sourires doux, mais sans réelle chaleur, voilà que ses traits semblaient bouleversé.  A la stupeur se succéda un rire amer ; puis vint le trouble, le regard fuyant, et un sourire tremblant qui avait certainement pour but de lui rendre contenance mais qui disparut bien vite face à l’évident manque de succès de cette manœuvre ; et enfin, vinrent les mots. Shaheen ne ressentit pas la moindre joie en constatant qu’il avait deviné juste. Survivre, et non pas vivre…cette nuance était d’une terrible tristesse.
Il l’écouta parler de ses regrets, et du fait qu’il se refusait à nouer des liens affectifs avec d’autres de peur d’en souffrir. Le corsaire aurait pu trouver cette dernière attitude étrange, mais le souvenir de sa femme et de la douleur qui l’avait étreint suite à sa disparition – douleur qui, près de huit ans plus tard, l’étreignait encore - l’en empêchait. Il le comprenait. Peut-être Ismaël avait déjà connu une souffrance semblable à la sienne, et souhaitait s’en protéger  en mettant une distance entre lui et les autres. Mais pour autant, Shaheen sentait qu’il ne pouvait pas le laisser continuer sur cette voie. Qu’il devait au moins essayer de l’écarter de cette conduite qui n’amenait, au bout du compte, qu’un plus grand nombre de regrets, et une vie insupportablement fade.

Ismaël sourit à nouveau, mais ce sourire-là, plus amer, était bien différent de tout ceux qu’il avait pu voir sur ses lèvres auparavant. Il était, selon lui, trop tard pour changer cela. Il lui avoua sans détours que sa mère était une prostituée, et qu’il avait assassiné un noble pour s’enfuir de chez elle, probablement un quelconque bordel. C’était donc le cadavre qu’il lui avait abandonné sur les bras ? Et ce, alors qu’il n’était qu’un enfant… mais quelle genre de vie avait-il donc dû mener ? Et comment avait-on pu laisser un gamin grandir dans un milieu pareil ? Le dégoût l’envahit, mais il n’était pas dirigé contre son interlocuteur. Il n’était pas difficile de deviner quel aurait été son sort s’il était resté là-bas…
Mais quoiqu’il en soit, il était vrai que ce geste lui avait potentiellement attiré quelques ennemis non-négligeables. De même, il avait raison de s’inquiéter de la rancune du capitaine qu’il avait trahit. Sans compter que leur métier de corsaire en lui-même était loin d’être sans danger – après tout, ne venait-il pas de frôler la mort aujourd’hui même ? Comme il le disait, sa vie ne serait peut-être plus très longue. Cependant, n’étais-ce pas une raison pour cesser de fuir ? Cesser de se contenter de simplement survivre ? Lui-même disait être fatigué d’une telle existence, et en cet instant plus que tout autre, Shaheen souhaita sincèrement qu’il puisse goûter au bonheur. S’il pouvait mourir à tout moment, alors ne devrait-il pas profiter autant qu’il le pouvait de chacun des instants qui lui étaient accordés ?

« Il est trop tard pour changer cela, en effet», répondit-il finalement après un court silence. « Mais il n’est pas trop tard pour changer. Tout à l’heure, vous m’aviez dit que vous n’étiez pas encore disposé à mourir. Ne devriez-vous pas faire en sorte que cela soit pour une bonne raison ? Je ne crois pas me tromper en affirmant que vous n’avez présentement aucun plaisir à vivre. Pourtant, si vous vous accrochez tant à cette vie, c’est sans doute que vous en attendez quelque chose, n’est-ce pas ?

Son regard fut un instant attiré par le tableau qui représentait sa famille, et tout en contemplant le visage de sa femme, il eut un léger soupir.

« Bien sûr, se rapprocher de quelqu’un, c’est s’exposer à une possible souffrance. Je suis bien placé pour le savoir : ça fait huit ans que ma femme est morte. Et je l’aimais...non, je l’aime encore. Et la douleur de sa perte m’accompagnera probablement jusqu’au jour de ma mort. Mais vous savez, déclara-t-il avec un sourire qui aurait pu paraitre joyeux si son regard n'avait pas été aussi lointain, si c’était à refaire, je n’hésiterais pas une seule seconde. Même en sachant l’insupportable douleur qui m’attendrait au terme de notre chemin. Elle m’a rendue heureux, et ça, Ismaël, c’est inestimable, déclara-t-il en posant à nouveau les yeux sur lui. Alors ne fuyez pas ceux qui pourraient toucher votre cœur. Vous avez déjà suffisamment fuit. Notre vie ne sera peut-être pas longue, vous-même en avez conscience, et c’est justement pour ça que nous n’avons pas de temps à perdre. »

Oui, sa vie ne serait peut-être plus bien longue, tout comme la sienne. Il avait conscience depuis l’âge de cinq ans, quand celle qu’il considérait encore parfois comme une mère avait serré ses doigts autour de sa nuque, que la mort pouvait frapper à n’importe quel moment. Qu’on ne pouvait pas toujours s’en protéger, ni en protéger les autres. C’est pourquoi, dès son entrée dans l’adolescence, il avait cherché à vivre chaque jour avec un maximum d’intensité, pour ne rien regretter dans le cas où la mort viendrait le prendre le lendemain.

« Je n’ai pas la moindre envie de vous laisser continuer de vivre comme un mort, Ismaël. Vous avez suffisamment de regrets derrière vous. Ne pensez-vous pas qu'il est temps de changer ?»

Ismaël tremblait. Il dissimula son visage entre ses paumes et pendant un instant, Shaheen craignit d’être allé trop loin. Il faillit amorcer un geste vers lui, mais la voix un peu faible de l’ancien pirate arrêta son début de mouvement, et il l’écouta en silence. Encore une fois, il affirmait qu’il était trop tard. Qu'il ne pouvait plus changer, et qu'il ne pouvait cesser de fuir les ombres de son passé. Mais face à ces paroles défaitistes, la détermination du corsaire ne flancha pas. Au contraire : quand l’autre supposa que s’il l’avait rencontré avant, il aurait peut-être pu changer, Shaheen fut persuadé qu’il était bel et bien en son pouvoir de faire quelque chose pour lui. Si, selon les dires d’Ismaël, il en aurait eut le pouvoir par le passé, alors pourquoi ne l'aurait-il pas encore ? Quand bien même la difficulté serait grande et que l’autre n’y croyait pas, il allait faire son possible. De toute manière, il n’était pas homme à abandonner avant d’avoir essayé.

Le blond releva la tête et croisa son regard. Il était pâle et avait l’air…comme effrayé. Mais par quoi ? Il lui dévoila qu’il n’attendait rien de la vie, car elle ne lui avait rien donné. Il lui raconta qu’il avait perdu la femme qu’il avait aimée – il avait donc bel et bien traversé une douleur semblable à la sienne -  à la différence qu’il n’avait pas osé lui avouer ses sentiments – et qu’il ne pourrait pas conséquent jamais le faire. Puis quand il en vint à lui expliquer que la seule raison pour laquelle il s’accrochait tant à la vie, c’était qu’il craignait la mort, Shaheen comprit, ou cru comprendre. La nature de cette étincelle de peur qu’il devinait dans ses yeux…n'était-ce pas tant celle de mourir que celle de vivre ?

Avec ce ton las qu’il commençait à bien lui connaitre, il lui affirma qu’il ne méritait pas que Shaheen se donne de la peine pour lui. Cependant, espérer de lui qu’il abandonne aussi facilement, c’était bien mal le connaitre. Mais après tout, il était vrai qu’ils venaient à peine de faire connaissance ; ils auraient tout le temps d’en apprendre l’un sur l’autre à l’avenir.  Car  il était hors de question de perdre contact avec lui une fois de retour sur l’archipel. Il était déterminé à se rapprocher de lui et à l’aider à apporter un peu de saveur dans sa vie beaucoup trop fade. Lentement, un sourire se dessina sur les lèvres du brun.

« C’est vrai, Ismaël. Vous êtes un lâche », reconnut-il d’un ton léger. « Mais cela m'importe peu. Je vous aime bien, et à mes yeux, c’est suffisant pour que je "me donne de la peine", comme vous dites. A vrai dire, je serais très heureux de me voir accordé votre amitié, ainsi que l’assurance de vous revoir une fois que nous auront atteint Zealyv. Et contrairement à ce que vous semblez penser, je suis certain que vous n’êtes pas une cause perdue.»

Il reprit son verre et but une nouvelle gorgée de vin, avant de poser à nouveau son regard azuré dans le sien.

« Vous dites qu’il est trop tard pour changer, mais je maintiens qu’il n’est pas trop tard pour essayer. Vivants ou morts, je n’ai pas peur des fantômes. Il se peut qu’ils vous rattrapent, tout comme il se peut que vous les vainquiez. Il se peut que vous les rencontriez demain, comme dans dix ans, ou comme jamais. S’il existe des raisons pour s’enfermer dans une vie dépourvue de saveurs, elle ne se trouve pas là. Car même dans l’hypothèse où ils mettraient fin à vos jours, il est inutile de mourir sans avoir jamais vécu. Si elle n'a pas réussit à vous apporter de la joie ne serait-ce que quelques instants, toute votre existence n'aurait-elle pas été vaine ?»

Et il le pensait sincèrement. A quoi rimait d’avoir causé la perte ou la souffrance de ces gens qu’il avait trahit, si lui-même n’était pas satisfait de la vie qu’il avait ainsi préservé ?

« Le réel problème, Ismaël », poursuivit-il, « ne se trouverait-il pas dans le fait que vous avez peur de vivre ? Bien sûr, détrompez-moi si je fais fausse route, mais…c’est mon impression. Vous êtes las de la vie que vous menez, et pourtant, vous semblez vouloir vous persuader que vous ne pouvez rien y changer : est-ce pour vous rendre les choses plus faciles ? J’en conviens : il est plus commode de ne rien attendre d’elle plutôt que d’espérer en vain. Cependant…cela ne vous mènera à rien. Vous devez en avoir conscience. La vie ne vous a pas fait de cadeaux, c'est vrai, mais elle continue. Souhaitez-vous réellement vous satisfaire de ce vide ? »

Ismaël avait les yeux baissés. Il était évident qu’il fuyait son regard, et la raison n’était pas difficile à deviner. Après tout…il ne l’avait pas détrompé. Ainsi, il ne se sentait pas le courage de changer, et il le suppliait même presque de renoncer à se rapprocher de lui, de peur de lui faire du mal un jour ?  

Shaheen ne put répondre dans l’instant et laissa un lourd silence tomber autour d’eux. Bien sûr, il savait que beaucoup qualifieraient ce qu’il faisait – ou tentait de faire -  d’insensé. Ismaël était un traitre, capable de conduire à la mort ses compagnons pour rester en vie ; un lâche, incapable de faire face à ses peurs, de faire face à l’existence ; un faible, diraient certains. Qui, sachant cela, aimerait s’en faire un ami, l’intégrer à son entourage, lui accorder sa confiance ? Le concerné lui-même ne semblait pas souhaiter le voir entrer dans sa vie. Et, après tout, rien n’obligeait le noble à le faire – Ismaël lui-même semblerait en être soulagé. Oui, Shaheen aurait pu renoncer. Mais à son tour, cela aurait été choisir la voie de la facilité, et ça, ce n’était pas dans ses habitudes. S’il abandonnait maintenant, alors peut-être que son interlocuteur relèverait les yeux ; peut-être même qu’il retrouverait le sourire ; ce sourire sans âme, qui dissimulerait toute la souffrance qu’il lui avait dévoilé, qui la dissimulerait peut-être à jamais. Et cela, il ne saurait le supporter. Oui, Ismaël était un traître et un lâche - cependant, il n’était pas que ça. Ses dernières paroles avaient achevé de le convaincre qu’il y avait du bon en lui. Et puis…sa fragilité le touchait d’une manière qu’il n’aurait su décrire. Il voulait apprendre à connaitre cet homme au-delà des défauts qu’il lui avait dévoilé.

Alors doucement, Shaheen sourit, et ce sourire en lui-même voulait tout dire.  

« Je n’ai jamais été quelqu’un de sensé et je ne manque pas de temps à perdre, dit-il d'un air presque amusé. Si vous souhaitez ne pas me faire de mal, Ismaël, ce n’est pas aussi compliqué qu’il n’y parait : ne m’en faites pas. Ce n’est pas impossible, même pour vous, et j’entends bien faire évoluer votre manière d'être. Et si jamais vous êtes tout de même amenés à me "faire du mal", comme vous dites, et bien…je prends le pari. Si besoin en est, j’en assumerais les conséquences. Prendre des risques ne me fait pas peur», affirma-t-il, son sourire s’élargissant au fur et à mesure.

Beaucoup l’auraient traité d’insouciant optimiste, et peut-être, d’un certain point de vue, n’auraient-ils pas eut complètement tort.

On frappa soudain à la porte et la voix du mousse se fit entendre. Shaheen le pria d’entrer et le jeune homme, un adolescent d’une quinzaine d’année, entra avec un plateau sur lequel était posé un plat de ragout. Il les salua, et le capitaine le salua en retour avant d’échanger quelques mots avec lui, lui demandant des nouvelles de sa famille – son père était un ancien membre de son équipage, qui avait du prendre sa retraite prématurément en raison de l’amputation de sa main droite. Mais le mousse ne s’attarda pas et, sitôt qu’ils furent servit, prit congé, sans doute pour aller prendre son propre repas. Quand la porte se fut refermée derrière lui, Shaheen, posa à nouveau son regard sur Ismaël et eut à nouveau un fin sourire.

« Bon appétit, Ismaël. J’ose espérer que ce n’est pas le seul repas que nous partagerons ensemble. Mais je ne m’inviterais pas pour autant à vos côtés si cela doit se faire contre votre gré. Si, tout au fond de vous-même, vous ne désirez réellement pas ma compagnie, alors dites-le moi.»

Shaheen respecta son silence et mangea sans un mot, se contentant de lui jeter de temps à autre de brefs coups d’œil. Le choix lui appartenait ; après tout, il n'avait ni le droit, ni l'envie de décider à sa place. Bien sûr qu'il serait déçu si jamais l'autre refusait, mais il n'insisterait pas pour se rapprocher de quelqu'un qui ne voulait pas de lui à ses côtés. Le corsaire leva les yeux vers lui quand son interlocuteur reprit finalement la parole, mais ne répondit rien, car il n'y avait tout simplement rien à répondre. Il avait parfaitement compris ; s'il acceptait sa proposition, il lui faudrait assumer les conséquences de son choix.

Après encore quelques instants de silences, Ismaël reposa ses couverts et leva la tête vers lui. Shaheen fit de même et lui rendit son regard, comprenant qu'il avait prit sa décision. Il avait l'air...non, il n'avait pas l'air d'aller mieux. Disons plutôt qu'il semblait dans un état moins pire qu'auparavant. Aurait-il un jour l'occasion de voir un véritable sourire éclairer son visage ? Pour l'instant, il semblait y avoir beaucoup de chemin à faire...mais s'il lui en laissait l'occasion, alors le noble ferait de son mieux pour y parvenir.

Et au vu de ses paroles, il comptait bien lui la laisser. Shaheen ne put retenir un léger sourire, d'une certaine manière soulagé. Bien sûr, l'autre l'avertissait clairement des dangers que représentaient sa compagnie, mais qu'importait : une vie sans risque n'avait jamais été faites pour lui.

"Cela me convient. Je vous ai proposé ça en connaissance de cause."

Et même si Ismaël ne semblait pas convaincu de son succès, il était déterminé à faire de son existence quelque chose de meilleur. Shaheen reprit ses couverts et termina son ragoût, tout en écoutant attentivement les paroles de son homologue. Il était vrai que sa situation ne facilitait pas les choses...

"Rien d'insurmontable, finit-il toutefois par répondre. "J'imagine qu'il vous laisse tout de même des moments de repos, alors nous trouverons bien des occasions ! Et qu'importe que vous ne possédiez pas votre propre demeure. J'ai la mienne, et Zealyv est grand : ce ne sont pas les lieux de rencontres qui manquent."

Il songea qu'il était triste de ne pas avoir de chez soi, mais se passa de commentaire, retenant un soupir. De toute manière, beaucoup de choses semblaient tristes dans la vie d'Ismaël...

Un léger sourire revint orner ses lèvres. Dorénavant, à lui d'essayer d'arranger ça.

HRP: