Le « Rouage Brisé » n’était ni le plus grand des navires volants, ni le plus beau ; mais il était incroyablement rapide, tout comme son équipage, connu pour sa furtivité lors de ses attaques. Il n’attaquait que des navires marchands riches en épices et en or, et pour les détecter, le Capitaine avait l’œil. Le Capitaine… Était un homme incroyablement beau. Ses cheveux roux et son unique œil bleu – il avait perdu l’autre dans une bataille mais n’en restait pas moins charmant – lui offrait un charisme unique. Il savait remonter le moral de ses troupes avec brio, et commandait son bateau avec autorité. C’est pour cela que la mère de Cemily, jeune Kahmsienne de vingt ans qu’il avait récemment acquise, tomba dès le premier regard folle amoureuse de lui. Un soir, elle le rejoignit en cachette dans sa cabine, et quelques mois plus tard, elle accoucha difficilement d’un très beau bébé ; Cemily.

Cemily grandit comme une enfant normale, mettant un peu de joie de vivre parmi les pirates attendris et habitués à la présence de la joyeuse petite fille. Jamais sa mère ne lui avoua qui était son père, mais petite fille qu’elle était cela lui importait peu ; elle vivait de l’amour de sa mère et de la joie des pirates, ses presque amis. Elle grandit sous le regard de son pirate de père, qui ne savait pas trop quoi faire d’elle, et qui quoiqu’embarrassé l’aimait en secret tendrement. Refusant catégoriquement qu’elle participe aux tâches ménagères dont l’équipage la chargeait, sa mère redoublait d’efforts pour qu’elle puisse s’amuser au lieu de travailler. Ce qu’elle fit, s’habillant et se parant avec les riches voiles et bijoux que volaient les pirates, développant un gout immodéré pour le luxe et se promettant un jour d’épouser un prince. Elle l’imaginait à l’image du capitaine, riche, charmant, beau, tendre… La Capitaine, s’il tolérait ses jeux d’enfants, il refusait qu’elle participe aux combats et la cachait systématiquement dans la cale : silencieuse, Cemily observait tout par les trous dans le bois du pont. Une fois, elle se risqua à monter, se cachant derrière un tonneau ; un pirate, bien trop vieux pour combattre se fit égorger sous ses yeux. C’est pleine de son sang qu’elle vint trouver le capitaine pour qu’il lui apprenne à se battre, comme ses confrères et sœurs.

Son histoire aurait pu se finir sur ce bateau, mais les vents du destin en avaient décidé autrement. Un peu après ses dix-neuf ans, le bateau fut attaqué en pleine nuit par un navire d’un corsaire redoutable. Tous furent tués dans une attaque violente et sans pitié. Cemily assista à la mort de chacun, depuis son petit trou du pont. Le capitaine, constatant la mort de son équipage et refusant de fini capturé, sauta du pont de son navire, désespéré, rejoignant le sort de ses compagnons. Cemily et sa mère, devenue muette depuis la mort de son amant, furent récupérées par le corsaire puis enfermées dans la cale, sans voir de lumière pendant plusieurs jours.  Affaiblies par un voyage dont elle ignorait la situation, Cemily se réveilla un matin sans trouver sa mère. Affolée, elle la chercha dans le noir, pendant des minutes ou peut-être des heures, avant d’être tirée de force hors du navire et enfermée de nouveau dans une salle sombre. Elle était désormais seule, totalement orpheline. Pourtant, elle était incapable de pleurer, portée par un désir sombre et sauvage : l’envie de vivre. Elle se promit de se jamais se départir de sa volonté, quoiqu’il lui arriverait.

Un homme armé vint la cherche quelques temps plus tard, la faisant passer dans un long couloir froid. Il s’arrêta devant une  grande porte en bois dorée, et lui dit qu’il se fichait de savoir si elle avait une histoire ou une famille, que maintenant elle devrait l’oublier. Elle devrait s’appeler désormais Heris, et que si par malheur elle se trompait elle serait fouettée. Elle serait esclave, bien traitée ou non peu importe ; elle devrait être obéissante et assidue, autrement elle serait fouettée. Elle devrait obéir en tout point, autrement elle serait fouettée. L’homme récitait presque une leçon apprise par cœur. Quand il eut finit, il ouvrit la porte, et la poussa sur une immense scène en bois, ou d’autres jeunes hommes et jeunes femmes attendaient. Une vente aux esclaves… Cemily parcourra des yeux la foule et tomba sur… Son prince. C’était lui, elle le savait. Hypnotisée, elle ne pouvait se détacher de la vue de l’inconnu dont elle était tombée folle amoureuse. Elle ne s’aperçut même pas qu’on l’amenait, l’attachait avec des fers épais à un chariot, et que le chariot s’ébranlait pour une destination à nouveau inconnue, ses yeux toujours fixés sur cet homme magnifique s’éloignant qui ne l’avait même pas vue. On l’amena jusqu’au manoir d’un noble aux cheveux bleus, qui, l’homme armé le lui répéta serait désormais son nouveau maitre et à qui elle devait allégeance et fidélité. Fidélité ? Pas question de lui offrir sa vie. Cemily se battrait pour vivre non pas comme un esclave, mais comme une reine.