L'ombre d'un mort
Vaehlenyan. Que ce nom m'aura pesé...La princesse Eola de Xerfyundall, d'Ulurym, épousa, l'année de ses 23 ans, le duc Férénel de Byanthol, de Zealyv, âgé de 20 ans. Ils décidèrent d'un commun accord que leur premier enfant naîtrait sur le sol d'Ulurym, et que le second serait confié à la protection du Griffon. Un an environ après leurs épousailles, le ventre de la jeune femme s'arrondit. Aussi le ménage se fixa-t-il chez la princesse en vue de la naissance.
Mais la grossesse ne fut pas des plus aisées. Des médecins furent rapidement appelés au chevet d'Eola et apprirent au couple qu'il avait engendré des jumeaux - ou des jumelles. La constitution de la mère rendait hélas la gestation difficile, et elle eut besoin de nombreux soins pour parvenir à la mener à terme. Plus d'une fois, son mari crut la perdre et, lors de l'accouchement, l'un des médecins était persuadé qu'elle n'y survivrait pas.
Toutefois, il se trompait, et Eola put bientôt tenir sur sa poitrine ses deux fils, vivants eux aussi et en bonne santé, bien qu'un peu petits. Blême mais souriante, elle leur donna leurs noms. Vaehlenyan pour l'aîné, Sirwen pour le cadet. Férénel et elle s'étaient auparavant mis d'accord sur les noms qu'ils leur donneraient, selon s'il s'agissait, au final, de jumeaux ou de jumelles. Le pire était écarté, et le bonheur semblait tendre les bras à la famille agrandie. Semblait seulement.
Quelques mois plus tard, une terrible épidémie frappa la ville, et les quatre membres de la famille tombèrent malades. Le père fut le premier touché. Un vertige le prit alors qu'il descendait l'escalier, et il fit une terrible chute, entraînant avec lui le guéridon qui se trouvait sur le palier, à l'étage. Cela ne lui coûta pas la vie, mais l'usage de son bras droit, écrasé par le meuble. Puis les jumeaux furent atteint, entraînant des nuits et des nuits de veille anxieuse, alors que leurs toux suffocantes brisaient le silence de la pièce. Eola fut la dernière et, lorsqu'elle parvint à se rétablir, les médecins lui annoncèrent que, dans son état, une nouvelle grossesse mettrait sa vie en danger.
Mais là n'était pas le pire. Un matin, dans la chambre des enfants... Une seule voix geignait. La mort avait emporté Vaehlenyan.
Cette série de drames laissa le couple hébété, désespéré. Avoir traversé tant d'épreuves et perdre leur fils aîné les faisait terriblement souffrir, et ils n'arrivaient pas à accepter cette mort. Alors ils imposèrent la mémoire de leur fils décédé à leur fils survivant, en lui donnant son nom.
Je m'appelle Vaehlenyan Sirwen de Xerfyundall. Et ceci est mon histoire.
Apprentissage solitaire
Très tôt, je fus confié à un précepteur. En tant qu'héritier des princes de Xerfyundall, mon éducation devait être la plus parfaite possible, et mes parents estimaient qu'un précepteur serait bien plus à même qu'eux pour m'apprendre tout ce que je devais savoir. Au fil des années s'ajoutèrent à ce précepteur des professeurs spécialisés, qui devaient m'enseigner la danse, l'escrime, les bonnes manières, la magie, afin que je sache bien maîtriser les pouvoirs dont le Kraken m'avait doté.
Mes journées étaient parfaitement bien réglées, avec un emploi du temps bien établi qui dirigeait toute ma journée. Même mes loisirs étaient réglementés, encadrés dans des plages horaires bien précises. J'avais une heure de temps libre après le repas de midi, puis toute ma soirée après le repas du soir. En dehors des deux soirs où j'avais cours d'astronomie, bien évidemment, qui ne me laissaient que deux heures après le souper.
N'ayant jamais rien connu d'autre que cela, je m'en accommodais somme toute fort bien. Ce n'était pas cela qui me plaisait, ce n'était pas de cela que je souffrais. C'était de la solitude. J'avais beau être en permanence entouré de professeurs... Je ne m'en sentais que plus seul, irrémédiablement solitaire face à des adultes, des étrangers en dépit du nombre d'heures où nous nous côtoyions.
"Mon jeune prince, vous n'êtes pas attentif."
Je relevai le regard pour croiser celui, lassé et indifférent, du professeur de musique qui tentait péniblement, depuis quelques années déjà, de m'apprendre le violon. J'avais beau m'appliquer, cet instrument restait résolument rétif sous mes doigts, et je ne parvenais pas à en obtenir un seul son convenable.
"Pardon. Mon esprit s'était égaré. Je suis tout à vous, professeur."
Et la leçon reprit, interminable, impitoyable. J'avais tenté, une fois, de parler avec mes parents pour leur demander d'apprendre un autre instrument, qui soit moins difficile pour moi. Mais cela n'avait pas été possible. Mon arrière-grand-père avait été un virtuose du violon, dont le nom était toujours célèbre, aussi devais-je absolument me consacrer à cet instrument, comme mon père et mon grand-père avant moi.
"Professeur ?
-Oui, mon jeune prince ?
-Pourquoi, au lieu de toutes ces guerres, les gens n'ont-ils pas appris à se parler ? S'ils s'étaient mieux connus, ils n'auraient pas eu envie de se tuer les uns les autres..."
Mon professeur d'histoire me contempla quelques secondes, avant de pousser un léger soupir. Parfois, j'avais l'impression qu'un jour, mes questions le lasseraient tant qu'il ne se donnerait même plus la peine d'y répondre. Plusieurs fois, déjà, il m'avait prévenu que l'histoire s'apprenait telle qu'elle était, et non telle que je pouvais imaginer qu'elle aurait pu être. Mais je ne renonçais pas.
"Ils ont essayé, monseigneur. Les nobles, à l'époque, se connaissaient aussi bien qu'aujourd'hui, et ils sentaient l'absurdité de ces affrontements. Peut-être auraient-ils pu effectivement convaincre leurs peuples de ne plus s'affronter ainsi... S'il n'y avait pas eu le Sixième Archipel. Les protégés du Phénix n'étaient pas comme les autres. Ils violaient les esprits et les âmes des gens avec leurs pouvoirs, sans respect de la dignité humaine, et ils changeaient leurs corps pour devenir semblables à des animaux."
Son explication me fit écarquiller les yeux, stupéfait et horrifié à cette idée. Je savais qui étaient les gens du Sixième Archipel. Les Khamsiens. Mon père en avait quelques uns à son service. Et jamais je n'aurais pensé que ces domestiques inférieurs étaient de tels êtres... Incrédule, je demandai confirmation.
"Et les guerres sont de leur responsabilité ? Sans eux, elles auraient pu être évitées ?
-Oui, mon jeune prince. Pourquoi croyez-vous que l'Archipel du Phénix soit le seul à avoir été détruit, anéanti, même, sa population déportée ? Jusqu'au nom de l'Archipel qui a sombré dans l'oubli ! Ils ont été puni par là même où était leur faute. Ils ont voulu la guerre, ils ont empêché que la guerre soit évitée, alors ils ont subi la guerre, jusqu'au bout.
-Et c'est pour cela qu'ils sont Khamsiens à présent ?
-Précisément. Nos ancêtres ont épargné cette mauvaise engeance, alors qu'ils auraient pu les tuer jusqu'au dernier, pour être certains qu'ils ne sèment pas à nouveau la discorde entre les nations. Mais ils leur ont tout de même donné une place où ils pouvaient être surveillés et contrôlés. Ainsi, ils ne pourront plus jamais nuire, mon jeune prince."
J'en ressentis un soulagement indicible. Et plus jamais je ne pus regarder la famille de Khamsiens de Père de la même manière. Ils étaient peut-être soumis, mais ils restaient dangereux, et il ne fallait pas leur laisser la possibilité de faire le mal, comme auparavant. Même à ceux qui semblaient parfaitement inoffensifs, voire sympathiques. Ils pouvaient l'être, bien sûr. Mais comment avoir l'assurance qu'ils n'engendreraient des monstres qui feraient resurgir les guerres ?
Premier voyage
L'année de mes six ans, mes parents me firent venir dans le bureau de Père, un soir, après le repas. Je n'avais encore jamais eu le droit d'entrer dans cette pièce, et j'étais plus qu'intimidé en m'y avançant, m'asseyant en compagnie des deux adultes. Leurs visages étaient graves, et je sentais la peur monter en moi, alors qu'ils se tenaient la main avec une certaine force, se regardant pour savoir qui prendrait la parole.
"Vaehlenyan. Tu es notre unique enfant, à ton père et moi. Il n'a pas d'héritier pour lui succéder à la tête de la famille de Byanthol. Et depuis la maladie qui a emporté ton frère jumeau... Je ne suis plus capable de porter un enfant. Les médecins me l'ont certifié..."
Je hochai légèrement la tête, pour indiquer que j'étais attentif. Je comprenais relativement bien le problème, mais j'étais loin d'y voir une solution. J'aurais dû avoir un petit frère ou une petite sœur, mais c'était impossible... Alors qu'allait devenir l'héritage de mon père ? Je ne pouvais pas porter deux titres à la fois...
"Nous allons partir dans le duché de Byanthol. Et nous y resterons le temps que ton père ait conçu un héritier.
-J'étais contre cette idée, mais ta mère m'a fait réaliser que c'était la seule solution possible pour que notre famille... ne se sépare pas. Ne nous regarde pas avec de tels yeux, Sirwen. La sœur de l'époux de ma cousine est veuve et a déjà deux enfants pour hériter de feu son époux et d'elle. Elle a accepté de porter un héritier pour moi. Nous partons dans trois jours, et tu viens avec nous. Il est temps que tu fasses l'expérience de la navigation."
Pour la première fois, aussi loin que remontaient mes souvenirs, je n'eus aucun cours pendant les jours qui précédèrent le départ. Toute la maisonnée était bien trop occupée à préparer la traversée, et j'étais, de mon côté, bien trop excité à l'idée du voyage qui m'attendait pour m'intéresser à autre chose qu'à la marine, la navigation, la géographie du ciel et tout ce qui concernait les navires, en règle générale.
Toutefois, mon expérience fut assez contrastée. J'adorais le son du vent dans les voiles, voir les nuages défiler autour de nous, les mâts, les voiles. Mais je découvris en même temps que j'avais un terrible vertige. Dès que je m'approchais des balustrades, la tête me tournait assez pour que je sois obligé de m'asseoir. Je tentai une fois de marcher à quatre pattes jusqu'à la rambarde, m'y appuyer pour me redresser et regarder au delà, espérant que je pourrais m'y habituer. Et je me réveillai dans ma cabine, la tête bourdonnante et le corps engourdi.
En dehors de cet évanouissement, le trajet se passa bien. Nous ne croisâmes aucun navire pirate. Nous en aperçûmes bien un à l'horizon, mais bien trop loin pour qu'il ait la moindre chance de nous rattraper - ce qu'il ne tenta même pas. Et nous nous installâmes dans la demeure familiale de mon père. Nous vîmes souvent sa parente par alliance, Cenia d'Heorl, qui nous rendait visite, et passait même la nuit chez nous. Un jour, elle nous annonça qu'elle attendait un enfant. Et elle vint chez nous pour donner naissance à Ménalya, ma demi-soeur et l'héritière du duc Fénérel de Byanthol.
Naissance d'une vocation
A partir de la naissance de Ménalya, nous changions chaque année de lieu de résidence, alternant entre Ulurym et Zealyv. De cette manière, nous pouvions tous les deux nous habituer à notre archipel et le lieu où nous passerions ensuite une bonne partie de notre vie. J'avais tout d'abord été perplexe quant à l'arrivée dans notre quotidien de ce petit être bruyant. Mais lorsqu'elle commença à jouer, à se déplacer, à parler, je m'attachai de plus en plus à elle.
Elle m'adorait, et, dès qu'elle me voyait, courait vers moi, les mains tendues, en criant des "Vae ! Vae !" enthousiastes. A chaque fois, à la voir pencher d'un côté puis de l'autre à chaque pas, j'avais l'impression qu'elle allait tomber. Je me précipitais vers elle et je l'attrapais, la faisant rire aux éclats en la soulevant.
En dépit de notre différence d'âges, nous fûmes ainsi très proches en grandissant, passant la plupart de notre temps ensemble. Mes parents, dès qu'ils le remarquèrent, diminuèrent mes leçons, me délivrant de certaines d'entre elles - comme le violon, pour mon plus grand soulagement. Et la vie s'écoula paisiblement pendant de longues années. J'avais quinze ans lorsque tout changea.
Nous étions sortis à une réception une partie de la soirée, à Hyorkan. Et, alors que nous rentrions chez nous, une bagarre arrêta notre carrosse. Des habitants de l'archipel se battaient contre un groupe de voyageurs venant d'Iskuria. Tous avaient passé une partie de la soirée à boire, de toute évidence, et leur haine ressortait, les poussant les uns contre les autres. Ménalya se cacha contre moi, effrayée, alors que mes parents ordonnaient au cocher de faire demi-tour pour nous écarter d'eux.
Peut-être eurent-ils peur du mouvement de la voiture, mais ils se précipitèrent vers nous, affolant les chevaux, qui partirent au galop n'importe où. Le cocher tentait comme il le pouvait de les diriger, mais il ne parvint pas à les calmer à temps. Ballottés dans la voiture, jetés les uns contre les autres, nous ne vîmes pas le tournant où le harnachement des animaux céda, mais nous sentîmes parfaitement le choc lorsque l'habitacle percuta le mur.
Lorsque je me réveillai, j’étais dans ma chambre. Ma tête était affreusement douloureuse, mais ce n’était rien à côté de mon bras. Aussi ne fus-je pas étonné, en tournant la tête, de voir celui-ci immobilisé. J’avais dû me casser quelque chose… Je me redressai péniblement, m’appuyant contre mes oreillers, pour pouvoir regarder l’ensemble de la pièce. Il n’y avait personne… J’envisageai un moment de me lever, mais j’estimai finalement plus sage de n’en rien faire.
Je n’eus cependant pas à attendre longtemps avant que la porte ne s’ouvre, pour laisser passer notre médecin familial. Nous nous saluâmes, puis il vint s’asseoir sur le bord du lit pour juger de mon état. Je le laissai m’examiner sans protester, avant de me décider à lui poser la question qui me brûlait les lèvres depuis son arrivée.
“Serönn… Comment vont les autres ?”
Il soupira, et je pâlis, avant même qu’il n’ait ouvert la bouche pour me répondre. Je sentais qu’il n’avait pas de bonnes nouvelles à m’annoncer… Il me regarda avec une hésitation clairement perceptible, et je hochai sèchement la tête.
“Votre père va relativement bien, il n’a que des ecchymoses et une entorse au poignet, prince. Votre soeur a… perdu l’usage de ses jambes. Quant à votre mère… Physiquement, elle est hors de danger, mais son esprit divague, et je ne sais combien de temps cela durera…”
J’accusai le coup, clairement, et il posa sa main sur mon épaule en un mince réconfort. Lorsqu’il me demanda s’il pouvait faire quelque chose pour moi, cependant, je secouai la tête sans un mot. Il ne sembla pas vexé par mon silence et acquiesça, le regard compréhensif, avant de me laisser seul. Tout cela… à cause de la haine que les peuples éprouvaient les uns contre les autres… Sans ce racisme séculaire, rien de cela ne serait arrivé… Il fallait y mettre un terme. Je devais y mettre un terme, car en me reposant sur les autres pour le faire, je prenais le risque que cela n’arrive jamais.
Dès que je fus sur pied, il me fallut entrer en possession de mon héritage, et assurer les responsabilités qui étaient celles de ma mère auparavant. Son corps se remit progressivement, pourtant, mais ce ne fut pas le cas de son esprit. Elle passait la plupart de ses jours - et de ses nuits - à s’occuper d’enfants imaginaires. Dans la chambre que mon jumeau décédé et moi avions occupé lorsque nous étions petit. Elle y avait réinstallé nos deux lits d’enfants, et elle s’occupait de nous sans tenir compte du monde autour d’elle, focalisée sur le fait qu’elle ne nous laisserait pas mourir de maladie.
Difficile ascension
Il me fallut quelques années pour réussir à me remettre, intérieurement, de cet accident, et pour arriver à prendre convenablement le rôle de ma mère. J’avais été bien préparé à mes responsabilités, mais personne n’imaginait que j’aie à les endosser aussi jeune. Et mon père ne pouvait guère m’aider ; il avait encore son propre rang à tenir, auquel se rajoutaient des inquiétudes pour son héritage.
Pourtant, Ménalya avait remarquablement bien supporté la perte de l’usage de ses jambes. Père lui avait assigné une jeune Khamsienne pour la porter où elle le souhaiterait, à l’intérieur comme à l’extérieur. J’étais persuadé qu’en dépit des difficultés, elle serait capable de remplir son rôle de duchesse, mais ce n’était pas à moi d’en juger, et si Férénel décidait finalement de se remarier… Je n’aurais pas mon mot à dire.
Une fois que je me sentis à l’aise en tant que prince en titre, je commençai à agir pour atteindre le but que je m’étais fixé : arriver à mettre fin aux tensions entre les peuples des différents Archipels. Et pour cela, je n’avais pas beaucoup de solutions : il fallait que je devienne le représentant de mon Archipel au Conseil des Guides. Une fois là bas, je pourrais participer à cette belle entreprise de paix.
Mais pour cela, je devais réussir à me faire élire par l’assemblée. J’avais conscience que mon jeune âge ne parlait pas en ma faveur, mais je tentai, tout de même. J’échouai. Je me démenai pour mettre toutes les chances de mon côté. Il me fallait rassembler de l’influence, et je parlementai avec les principaux nobles, et même les riches roturiers, pour les convaincre de me soutenir.
Je donnai, je promis, parfois plus que je ne l’aurais voulu. Je mis en avant le malheur qui avait frappé ma famille, pour inspirer la pitié plus que l’indifférence. Je mentis, aussi, pour ceux qui n’avaient aucune chance de m’approuver en entendant la vérité de ma bouche. J’excitai certaines rivalités, j’en provoquai d’autres. Parfois, au contraire, je réconciliai des ennemis sur des mensonges, pour qu’ils me soutiennent tous. Et au final, j’y parvins.
Mais ne m’étais-je pas perdu en chemin ?